Quatre pas entre Nancy et Florence

QUATRE PAS ENTRE NANCY ET FLORENCE

par Enrico Randazzo

C’est une journée presque printanière à Nancy. Un soleil timide a soudainement percé les nuages après une brève averse.

Les dorures des grilles brillent sur la place Stanislas. Dans cet énorme écrin, patrimoine mondial de l’UNESCO, touristes et locaux se croisent, s’observent, se promènent autour de la statue – au regard austère mais sympathique – du grand Polonais, duc Leszczyński.

Dos aux tables d’un café, un vieil homme manipule un téléphone portable qui n’est pas le sien. Il l’observe, le retourne. Il dispense des instructions par gestes et par la voix à toute une famille en vacances, alignée quelques mètres plus loin, vers le centre de la place.

Lorsque l’image le satisfait, il touche enfin l’écran et voilà : l’instant de bonheur de cette petite foule ne s’échappera plus. C’est une famille nombreuse, composée de grands et de petits, de cheveux blancs et de poussettes. Et il y a de tout : des gants et des manches courtes, des manteaux et des t-shirts. Après tout, le chaud et le froid ne sont-ils pas aussi une question de perception et d’humeur ?

Une rafale de mercis, un échange de sourires, et le téléphone retourne à son propriétaire. Les rangs brisés, la joyeuse compagnie s’éloigne, piétinant le pavé humide. Et moi, qui m’étais arrêté pour ne pas gêner, je passe enfin devant le photographe.

Je laisse à ma droite le groupe en plomb de la fontaine d’Amphitrite, devant le portique monumental qui donne accès au parc de la Pépinière, et je poursuis vers la deuxième fontaine, celle de Neptune. Ça y est, le Musée des Beaux-arts est juste là. Il offre à la place, sans artifice, sa façade symétrique, en pierre claire d’Euville.

Les yeux sur ce pavillon classique du XVIIIe siècle, je me rappelle – merci Margaret Atwood – que la meilleure façon de garder un secret c’est de le montrer au grand jour. Tous ces passants qui regardent le musée le voient-ils vraiment ?

Moi-même, je l’avoue, je franchis son seuil surtout pour contempler une Annonciation du Caravage que je sais y être conservée.

Mais de ce Caravage, qui me fait payer le billet et monter le grand escalier, je ne suis pas en train d’écrire.

Parmi les nombreuses pépites que je découvre au fil de ma visite, celle qui colle mon regard c’est une huile sur panneau attribuée au grand peintre, architecte et historien de l’art arétin Giorgio Vasari (1511-1574), l’un des maîtres de la Renaissance.

Giorgio Vasari, Sainte Trinité (1553). Musée des Beaux-arts, Nancy

Le sujet, pas du tout rare, est une Sainte Trinité. L’ensemble est simple, canonique : un Dieu le père, vieillard à la longue barbe blanche, derrière un Christ expiré ; en haut à droite, le Saint-Esprit, en forme de colombe ; deux anges, finement réalisés, complètent le groupe.

Si le sujet en lui-même ne surprend pas, quelque chose dans la scène me semble familier. De quoi ces figures me parlent-elles ?

De ce tableau j’ignore tout : son commanditaire, son histoire, comment il est arrivé en France. Mais je me souviens qu’à Florence, avec la mort du Grand-duc Gian Gastone (1737), la famille Medici s’éteint (en réalité, la dernière Medici, Anna Maria Luisa, meurt en 1743, mais les femmes n’étaient pas autorisées à accéder au trône). Avec la fin de cette dynastie, la couronne du Grand-duché de Toscane passe aux ducs de Lorraine. Ces nouveaux souverains français reposent aujourd’hui dans la crypte lorraine de la basilique de San Lorenzo, en dessous du chœur de l’église.

Mon drôle d’état d’esprit, évoqué par la petite merveille nancéienne, m’emporte loin, vers d’autres trinités.

Je pense à celle réalisée un siècle plus tôt dans Santa Maria Novella par un pinceau unique, constitué, pour ainsi dire, de poils à la fois médiévaux et renaissants ; c’est le pinceau de Masaccio, héritier de Giotto, mais contemporain et collègue dynamique de Brunelleschi et Donatello.

Mais la piste n’est pas la bonne, Masaccio est innocent.

Ce qui rend extraordinaire l’inattendue Trinité de Nancy c’est le contraste raffiné entre gravité mortelle et légèreté spirituelle : d’un côté, le poids d’un Christ appuyé, certes, sur un siège ; serein, certes, mais affaissé sur lui-même, penché sur la droite sous le poids de son propre corps sans vie ; de l’autre, la légèreté et la douceur d’un Dieu le père qui soutient la corporéité du fils d’une manière impalpable, sans le moindre effort, davantage par la pensée divine que par la main à peine posée.

Après la visite – pleine de surprises, et non, le Caravage qui m’a fait acheter le billet ne m’a pas déçu – je descends l’escalier du musée et me retrouve dans l’éclat et dans l’air frais de la place. Les passants sont toujours là, on dirait presque qu’ils m’ont attendu.

Il est treize heures, mais plus que par la faim, je continue d’être agacé par ce demi-souvenir amnésique, oxymore récurrent d’une madeleine de Proust irrésolue. Où ai-je déjà vu cette combinaison de poids et de légèreté ?

Je n’y aurais certainement plus pensé si, environ un mois plus tard, sous un autre ciel, je ne m’étais pas trouvé – par hasard ? – face à l’objet de mon amnésie lorraine.

Je suis à Florence pour Pâques. Dans un après-midi presque estival (cette fois-ci, c’est l’unanimité : manches courtes pour tous), j’entre dans Santa Croce.

Sous mes pas et autour de moi reposent de nombreux hommes qui, à différentes époques, ont illustré l’Italie dans le monde : Niccolò Machiavelli, Gioachino Rossini, Vittorio Alfieri, Leon Battista Alberti…

Beaucoup trop de tout. Les touristes filment, moi je m’arrête. Je baisse les yeux et je frissonne, je sursaute même, quand je lis l’inscription entre mes pieds : sous mes chaussures repose Lorenzo Ghiberti, l’éternel rival de Brunelleschi.

Je bouge. Plus loin, le tombeau de Galileo Galilei, et celui du suprême artiste – pour moi le plus grand des grands – Michelangelo Buonarroti.

Avant de quitter la basilique – non, je n’ai pas eu le syndrome de Stendhal, qui, dans cette église, s’empara du grand écrivain français – je décide de visiter le complexe attenant du couvent franciscain.

Je passe le premier cloître, avec la chapelle Pazzi, chef-d’œuvre de simplicité géométrique de Brunelleschi. Puis je franchis le seuil du second cloître et, de là, j’accède à l’ancien réfectoire.

Giorgio Vasari, Cène (1546). Réfectoire du couvent franciscain de Santa Croce, Florence

Giorgio Vasari, Cène (1546). Réfectoire du couvent franciscain de Santa Croce, Florence

Tout à coup, devant mes lunettes, une Cène extraordinaire et monumentale, peinte à l’huile sur un ensemble de cinq panneaux de bois. Elle est certainement moins célèbre que la fresque du même sujet laissée par Léonard à Milan, dans le réfectoire du couvent de Santa Maria delle Grazie.

Mais cette Cène florentine, récemment restaurée après les dommages causés par les eaux boueuses de l’Arno (inondation de 1966), me laisse sans voix.

Il s’agit, en effet, de ma madeleine révélée, bien que, pour tout dire, je ne connusse cette œuvre que par des photos.

Le pinceau est le même qu’à Nancy, c’est celui du peintre Vasari.

La composition de l’espace est elle aussi la même, celle de l’architecte Vasari.

Giorgio Vasari, Cène (1546). Réfectoire du couvent franciscain de Santa Croce, Florence (détail)

Giorgio Vasari, Cène (1546). Réfectoire du couvent franciscain de Santa Croce, Florence (détail)

Depuis la périphérie de cette énorme table, l’œil est attiré, presque aspiré, vers le centre de la scène, où je retrouve le même jeu de légèreté et de gravité.

Ici, la légèreté divine appartient à Jésus. De son bras gauche, il entoure Jean, son disciple le plus fidèle et intime, tout en offrant à ce dernier un regard aux paupières mi-closes ; un regard qui est douceur dans son état le plus pur.

L’annonce vient tout juste de tomber. Il y a à peine un instant, le maître a informé ses apôtres que l’un d’entre eux va bientôt le trahir.

Les réactions des convives sont variées.

Dans l’iconographie de la Cène, Jean est souvent représenté pendant qu’il somnole, la tête reposée sur la poitrine de Jésus. Mais ici, son corps est presque horizontal sur la table, ses bras et mains complètement abandonnés.

Un doute surgit alors : Vasari nous suggère-t-il un Jean dépassé, qui ne résiste pas au coup porté par la révélation ? Il est en effet envisageable que le grand artiste nous décrive un Jean qui saisit instantanément les implications de l’annonce, à savoir la mort et le supplice de Jésus. Accablé, Jean s’effondre, les bras étendus le long de son corps.

Tout comme le Christ de Nancy, le poids de Jean penche vers sa droite, mais un quid divinum limite son affaissement.

Pour Jésus, c’est un fardeau supplémentaire. En plus du poids de sa propre annonce, en plus de la douleur physique qu’il sait devoir bientôt affronter sur sa chair humaine, Jésus soutient, sereinement et divinement, aussi le drame d’autrui, celui de son ami le plus cher.

Le bras gauche de Jésus, à peine posé au-dessus du disciple, n’est qu’une caresse sans effort. Ce qui retient Jean c’est la douceur divine du regard du maître. Une douceur indescriptible, magnétique et surhumaine, offerte à nos yeux et à ceux d’innombrables générations, passées et futures, par le génie de Vasari.

Je sors du réfectoire et me retrouve dans le second cloître, dit de Brunelleschi, bien que, d’après certains, cette partie du complexe serait plutôt l’œuvre de Bernardo Rossellino.

Et alors que, marchant aux côtés des colonnes, je me dirige vers la sortie, quelque chose me ramène au-delà des Alpes, jusqu’à Nancy, à l’osmose culturelle entre Toscane et Lorraine. Mais cela, c’est une autre histoire.

Enrico Randazzo

 

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