Assemblée générale
12 décembre 2012
L’œuvre de Vincenzo Consolo est, pour reprendre l’expression d’Yves Bonnefoy, un « château de paroles » qui apporte dans le concert de la littérature italienne contemporaine une voix unique et merveilleuse s’attachant à souligner combien la Sicile se distingue de la péninsule, quoi qu’il en soit de son rattachement à celle-ci.
Comme tous les écrivains siciliens, Vincenzo Consolo ne parle, en effet, que de son île. Exilé à Milan, austère mégalopole, il a fait de sa terre natale une terre de mémoire, une Ithaque perdue, où il se devait de sans cesse retourner pour la célébrer. Il a écrit une fresque inoubliable qui s’attache à trois moments-clés du devenir de son pays : le Risorgimento avec Le Sourire du marin inconnu (1976), le fascisme avec D’une maison l’autre, la nuit durant (Prix Strega 1992) et la fin du vingtième siècle torturé par les affres de la mafia avec Le Palmier de Palerme (2000).Vincenzo Consolo, « écrivain dont l’ombre est le voyageur », aimait s’insulariser et raconter la Sicile à partir d’elle-même, “di qua dal faro”, comme il disait en reprenant et en détournant l’expression des Bourbons ; ceux-ci, lorsqu’ils régnaient sur l’Italie, balisaient, en effet, leur royaume du point de vue de Naples, la capitale, et considéraient le phare de Messine comme la limite de leur territoire. Vincenzo reprend donc là une expression d’exclusion pour ancrer, comme une revanche, “di qua dal faro”, sa vision de la Sicile, « terre de mémoire désormais réduite à des ruines ».
Parole de déploration, certes, mais aussi d’admiration face à cette « île des jardins et des soufrières, des délices et des souffrances, des idylles et des violences, des fleurs d’oranger et du fiel ». Jouant des contrastes et des oppositions qui lui sont chers, l’écrivain ouvre la voie royale qui mène aux particularismes de la Sicile ; qu’ils aient trait à sa culture populaire, comme les fameuses marionnettes, ces pupi qui commémorent, depuis le Moyen Age, la geste des paladins de Charlemagne ; qu’ils aient trait à sa littérature, avec ses grands écrivains, offrant, chacun à sa manière, une synthèse originale entre sens et raison – Verga, Pirandello, Tomasi di Lampedusa, Sciascia ou Vittorini – et les autres, moins célèbres, peut-être mais passionnants à découvrir comme Lucio Piccolo, Stefano d’Arrigo ou Vitaliano Brancati.
Vincenzo était un merveilleux passeur de la culture de son île, qu’elle soit image mythique d’une Antiquité toujours vivante (pensons à la superbe vallée des temples d’Agrigente ou bien Segeste) ; qu’elle s’éprouve marquée par la culture arabe si importante à ses yeux (rêvons aux douces coupoles de Mazara del Vallo d’où partit la conquête musulmane de l’île, une nuit de juin 827) ; ou qu’elle se sache lieu d’émergence de la civilisation. Pour l’auteur de Ruines immortelles, il s’agissait de toujours donner « l’idée d’un monde particulier qui est en même temps, on le sait, une idée du Monde », ou, mieux, un Théâtre du Monde.
L’histoire de la Sicile et ses problèmes sociaux innervent véritablement l’œuvre de notre ami. Il s’était chargé d’une mission où il entendait appeler à une conscience autre la société italienne ainsi qu’à une méditation sur l’utopie sociale et politique, « l’histoire nous ayant appris, disait-il, que lorsque la raison disparaît, le fascisme et la dictature prennent sa place ». (Il aurait été content, je crois, des changements que semble annoncer, ces derniers temps, la politique de son pays !). Dans la ligne de Pasolini, ce juriste concevait sa littérature comme une forme de résistance à l’aspect commercial de la communication, à l’ingérence idéologique, aux aberrations du pouvoir. Il s’est ainsi forgé une écriture expérimentale, qui reprend volontiers – en les italianisant – des éléments du dialecte et témoigne d’une fervente attention aux possibilités les plus diverses du langage. J’évoquerai, entre autres exemples, ce goût si particulier pour les litanies, les accumulations (l’étonnant “vertigine della lista”, d’Umberto Eco) ou bien encore ces « phrases tronquées, ces paroles en défaut, par ébauches, par allusions, par déphasages et aphonies », comme Vincenzo Consolo l’analysait lui-même subtilement … Et dans cette écriture militante, les images participent, elles aussi, d’un même engagement, comme en témoignent, entre autres exemples, la spirale, le cédrat lunaire et la Vierge des douleurs.
Ainsi la spirale – qu’elle s’incarne dans la coquille de l’escargot ou dans la forme en colimaçon d’une prison – et qui suggère le rapport complexe de l’homme à sa liberté (Le Sourire du marin inconnu). Ainsi le cédrat lunaire, un fruit bien étrange et âpre, « hors nature, riche d’humeurs et de parfums ; douloureuse sagesse, intelligence désespérée », sorte de métaphore de ce qui est sicilien puisque la culture du cédrat passe par ce que l’écrivain nomme « le forçage » et la « violentation » (Les Pierres de Pantalica), deux types de rapport à l’autre, fréquents dans l’île. Ainsi La Vierge des douleurs, présente dans La chute du Christ sur le chemin du calvaire, le tableau de Raphaël appelé en Sicile Lo Spasimo della Sicilia et qui offre une incarnation intemporelle de la déploration des mères, impuissantes, face au crime, au rapt, à la violence (Le Palmier de Palerme).
Je vous offre ces quelques éclats de textes pour clore une évocation parcellaire et rappeler qu’entrer dans un roman de Vincenzo Consolo, c’est comme pénétrer dans la logique du rêve ou bien écouter une liturgie de la parole.
▪ Dominique BUDOR
Que dire, en quelques minutes, dans cet hommage tri-national à Vincenzo Consolo et après la belle analyse de l’œuvre que nous a livrée Marie-France Renard, qui ne relève pas de l’admiration et de l’affect personnels mais qui soit, chaleureusement et néanmoins pudiquement, partageable ?
D’abord, sans doute, pour moi qui suis française, remarquer que la portée de l’œuvre de Consolo échappe aux catégorisations de frontières puisque, par exemple, c’est (il y a longtemps déjà) un chercheur belge, Marie-France Renard précisément, qui a initié la réflexion sur l’image de la France dans l’inspiration de l’auteur. Cette nature de l’œuvre, qui laisse seulement place à une analyse différenciée de la promotion et de la réception des textes dans chaque pays, contraint simultanément à toujours percevoir la tension de l’écriture entre les limites du particulier (Sant’Agata di Militello, la Sicile, Milan, Paris, l’Europe…) et la vastitude du monde : tension dont le substrat linguistique et culturel de la langue consolienne est évidemment le signe scriptural, tension dont la lutte locale contre la mafia et l’engagement international au Parlement des Écrivains furent des signes politiques.
À ce sujet (on sait la façon dont Consolo quitta le Parlement après le désaccord avec Saramago), comment ne pas rappeler l’intransigeance éthique et idéologique d’un homme qui n’acceptait jamais de compromis au regard des règles de pensée et de vie qu’il avait choisies ? Dès lors, nous sommes nombreux à nous souvenir de certains éclats par lesquels cet écrivain, et simultanément ce militant d’écriture, refusant toute médiatisation molle, intervenait lors d’une conférence ou d’un colloque pour clamer son indignation. Et j’avoue que, malgré quelquefois la difficulté à en gérer les effets relationnels, j’ai respecté et même aimé la force de cette indignation. Et il me semble que les jeunes, les étudiants auxquels, à l’université, j’avais pu à plusieurs reprises faire connaître l’œuvre et rencontrer l’homme avaient compris – au-delà des apparences d’une écriture injustement dite difficile alors qu’elle est seulement dense et complexe – la pureté et la densité humaine de cette violence.
Car la violence était, chez Consolo, la marque de l’amour offensé : il suffit de lire l’invective contre Palerme dans Lo Spasimo di Palermo pour situer l’écrivain dans la lignée des grands dénonciateurs (et plutôt que Dante, bien lointain, j’évoquerai Pasolini, que Consolo citait souvent).
Je voudrais enfin dire que la précision, la profondeur et la finesse de l’écriture correspondaient à la délicatesse avec laquelle Consolo – uni en cela à son épouse Caterina – savait chercher et offrir, pour marquer son affection, une dédicace, un objet chargé d’Histoire, un journal ancien consacré à tel événement, par lesquels il exprimait fidèlement, avec une grande discrétion, les formes et la force de l’amitié. L’écrivain et l’homme avaient toujours la même admirable et émouvante justesse. Tout cela, nous le garderons en nous comme la vraie richesse d’un don.